Sur les traces de Che Guevara

Publié le par Anaïs

À TRAVERS L'ARGENTINE, LE CHILI ET LE PÉROU
Sur les traces de Che Guevara
En 1953, Ernesto Guevara a 25 ans quand il part avec son ami Alberto Granado pour un périple à moto en Amérique du Sud. Un demi-siècle plus tard, le journaliste et géographe italien Pietro Tarallo a suivi le même itinéraire. Bien sur, tout a changé !

source: Courrierinternational.com

La pleine lune se détache sur la mer et étend sur les vagues ses reflets argentés. Assis sur une dune, nous contemplons le mouvement incessant de la marée. Un spectacle nouveau qui nous trouble étrangement." C'est par ces mots qu'Ernesto Guevara commence son Voyage à motocyclette [éd. Mille et Une Nuits, 1997], "cette déambulation sans but à travers notre Amérique majuscule qui m'a changé plus que je ne l'aurais cru". L'image est idyllique, mais date des années 50. Celui qui allait devenir plus tard le Che et son ami Alberto Granado se trouvent à Villa Gesel, alors paisible village de pêcheurs au bord de l'Atlantique, devenu aujourd'hui une station balnéaire proche de Buenos Aires destinée aux classes aisées. Beaucoup d'autres localités d'Amérique du Sud ont connu le même sort. San Carlos de Bariloche, par exemple. Le Che raconte dans son journal combien Alberto et lui, en route pour le Chili, avaient été fascinés par "les bois millénaires et le parfum de la nature émanant de ce village solitaire de montagne". Aujourd'hui, Bariloche est une ville qui a grandi trop vite, remplie d'hôtels énormes et d'immenses immeubles, subissant un va-et-vient continuel de 4 x 4 chargés de touristes européens en quête d'aventure soft en Patagonie. Quand on passe au Chili, l'impression se confirme. Santiago aussi a changé. Le Che disait que la ville ressemblait à Córdoba, une somnolente petite ville de province du nord de l'Argentine. Le quartier Bellavista avec ses gratte-ciel postmodernes de verre et d'acier est la carte de visite de la nouvelle artère qu'a fait tracer le président Ricardo Lagos. Les travaux de restauration de la Plaza de la Constitución, où se trouve le palais de la Moneda, ont été achevés à temps pour commémorer le triste trentième anniversaire du coup d'Etat de Pinochet. Le siège du gouvernement, repeint d'un blanc éblouissant, n'est plus inaccessible : les carabineros qui montent la garde à l'entrée autorisent désormais les touristes à pénétrer dans la cour intérieure et à prendre des photos. Et ceux-là sont nombreux à s'arrêter, en repensant à ces journées tragiques, devant le monument dédié à Salvador Allende, qui, avec ses formes rappelant les sculptures futuristes de Boccioni [peintre et sculpteur italien né en 1882 et mort en 1916, l'une des grandes figures du futurisme], semble veiller sur le palais où il trouva la mort et où disparut avec lui l'utopie de l'Unité populaire. "Les gens veulent oublier le passé", affirme Antonio Hecheverria, journaliste au Mercurio, le quotidien le plus lu de la capitale. "Les rues du quartier branché de Bellavista - une succession de cafés, de pubs, de restaurants, de boutiques et de boîtes de nuit - ne désemplissent pas avant l'aube." Beaucoup de Santiaguitos s'attablent, à partir de 5 heures de l'après-midi (après le bureau), aux cafés avoisinants. Les serveuses provocantes, court-vêtues et juchées sur des talons aiguilles, genre panoplie fétichiste, leur servent des pisco sour (le cocktail national : eau-de-vie, jus de citron, blanc d'oeuf, et quelques gouttes d'angustura). Les décolletés et les tenues hypersexy sont aussi l'uniforme des barmaids du Tantra Lounge, la discothèque culte des jeunes amateurs d'atmosphères "tantriques hyperréalistes" avec déco léopard et DJ techno. Le nord du Chili est un autre monde, où le temps est immobile. Tout n'y est que nature primitive, ciels infinis, vies de frontière. Dans le désert d'Atacama, le plus aride de la Terre, le peuple des "travellers chic" [voyageurs branchés] a trouvé sa nouvelle Mecque, entre mondanités baba cool et rituels classiques du New Age, dans cet endroit perdu au pied des Andes, devenu un puissant carrefour d'énergies positives. Au crépuscule, de jeunes créatifs de Santiago et des posthippies venus d'un peu partout se donnent rendez-vous pour fumer un chilom d'herbe sur l'énorme dune de sable doré de la vallée de la Lune. Le soir venu, ils se promènent dans la Calle Caracoles, la ruelle centrale de San Pedro d'Atacama, parmi les odeurs d'encens qui s'échappent des boutiques d'artisanat New Age, envoient des courriels depuis le cybercafé ou dînent dans les restaurants végétariens et bio qui prolifèrent. Les anciennes mines de salpêtre du désert, entre Iquique et Arica, sont devenues des musées d'archéologie industrielle à ciel ouvert. Il y eut ici, dans les dernières années du XIXe siècle, plus de 180 usines d'extraction et de conditionnement du salpêtre-nitrate, utilisé alors comme fertilisant [et composant de poudre à canon]. Les villes fantômes de Santa Laura et d'Humberstone n'ont pas changé depuis la visite du Che : calcinées par le soleil, avec des machines gigantesques et des bâtiments début de siècle ; Humberstone abrite même un théâtre en bois parfaitement conservé et une piscine en fer avec des plongeoirs.

Le "lac du Soleil", c'est le lac Titicaca, ainsi surnommé par le Dr Ernesto Guevara : le lac le plus haut du monde, enchâssé à 3 700 mètres d'altitude entre la Bolivie et le Pérou. José Umayo, un jeune délégué de la communauté indienne locale, accueille les rares voyageurs qui se risquent jusqu'à l'île de Taquile, la plus grande du lac. Depuis le petit port, 500 marches creusées dans la roche conduisent à la minuscule Plaza de Armas. Il est tôt le matin, tous les habitants, très élégants et dignes dans leurs habits de cérémonie bleu et noir brodés de rouge, sont assis par terre, adossés au mur de pisé (les typiques briques de boue et de paille séchées au soleil) de la mairie et de l'église. "Aujourd'hui, c'est un jour particulier", explique José, très fier. "On élit le maire, le gouverneur et les trente conseillers qui, pendant un an, auront en charge l'île, que nous administrons selon un système social communautaire." La cérémonie est complexe : elle dure jusqu'à midi et se conclut par une messe célébrée en quechua par le sage du village parce qu'il est rare que les prêtres arrivent de Puno jusqu'ici. A la fin, les fidèles échangent le "geste de paix" : les feuilles de coca passent de main en main. La coca n'est pas ici la poudre blanche "magique" qui procure une lucidité et une énergie éphémères, mais un don des dieux qui sert à vaincre la faim et la fatigue. Au Machu Picchu, la cité sacrée des Incas, beaucoup refont ce que fit le Che, qui, avec Alberto, échappa à la surveillance des gardiens : dans la prison, dans le quartier des intellectuels, les touristes, surtout japonais et américains, tentent d'enfiler un bras, à travers les trous dans les murs, difficilement et douloureusement comme les condamnés qui y étaient enfermés. Mais rares sont ceux qui, sur les traces du héros révolutionnaire, gravissent les hautes marches glissantes du Huayna Picchu, l'éperon rocheux haut de 360 mètres qui surplombe la Plaza Mayor. Là, dominant le site archéologique, on peut encore jouir du silence absolu et du vol des aigles dans le ciel peuplé de nuages. "Lima est une belle ville qui a enterré son passé colonial sous les nouvelles constructions", écrit encore le Che. Un demi-siècle plus tard, la capitale du Pérou a retrouvé les fastes du passé. Alberto Alejandro Andrade Carmona, le maire écologiste, surnommé "le Jardinier", a fait planter des fleurs partout et achevé la remise en valeur du "casco antiguo" [le centre historique], en aménageant des zones piétonnes et en restaurant les façades des immeubles. Il a aussi lancé la campagne "Adoptez un balcon", pour sauvegarder grâce à des dons privés les vérandas en bois ajouré, d'inspiration arabe et andalouse, qui ornent les façades baroques de 169 casonas [grandes demeures coloniales]. Des Andes à la forêt. De Cerro de Pasco à Tingo María. Des neiges éternelles, royaume des lamas et des condors, au labyrinthe vert de lianes et d'arbres gigantesques. En descendant la rivière Marañón, on arrive d'abord "au confluent de l'Ucayali, où commence le plus grand fleuve de la Terre [l'Amazone]", puis à Iquitos, avec une longue barque équipée d'un moteur hors-bord en mauvais état. A part l'avion, c'est le seul moyen d'y arriver car il n'existe pas d'autre route qui relie la ville au reste du monde. En bordure du fleuve Amazone, Iquitos est une plaque tournante pour trafiquants de drogue, prospecteurs de pétrole, globe-trotters et baroudeurs prêts à toutes les aventures. "L'histoire de Carlos Fitzcarrald, baron du caoutchouc, mélomane et grand amateur de femmes, que le film de Werner Herzog, en 1982, fit connaître dans le monde entier, a relancé l'image de notre ville au coeur de la forêt tropicale", raconte sir Philip Duffy, consul honoraire britannique, avec son étrange espagnol à l'accent anglo-saxon. Il suffit, pour s'en rendre compte, de s'asseoir à l'une des tables de son établissement, The Regal Pub, au second étage de la Casa de Hierro : en l'espace de quelques heures, nous croisons des dizaines et des dizaines d'étrangers qui proviennent de tous les coins de la planète. Iquitos compte de nombreux mystères, dont celui-ci, le plus "sexy" : les pêcheurs racontent encore la légende du bufeo [dauphin de l'Amazone], qui, comme l'écrit le Che, "mange les hommes et viole les femmes. La femelle de ce dauphin d'eau douce qui vit dans les cours d'eau d'Amazonie possède, entre autres caractéristiques étranges, un appareil génital semblable à celui des femmes. Les Indiens l'utilisent parfois comme substitut, mais ils doivent tuer l'animal aussitôt après le coït, parce qu'il se produit une contraction de sa zone génitale qui empêche le pénis de resortir." Le bateau de ligne, qui dessert chaque petit port du gigantesque fleuve, s'arrête à la nuit tombante à Leticia, extrême avant-poste de la Colombie. Sur l'Avenida Internacional, on trouve de tout : boutiques, hôtels, restaurants, discothèques, "señoritas muy calientes" [demoiselles très chaudes], bureaux de change, dealers, drogués et guérilleros financés par le trafic de drogue. Mais, sur cette avenue qui est la scène de théâtre de la ville, les garçons habillés à l'américaine et les Métisses en pantalons hypermoulants ne s'en soucient guère. Ce sont eux qui tiennent la scène tout au long des nuits où l'on s'agite jusqu'à l'aube au rythme des salsas, merengues et autres cumbias, dans des fleuves de rhum brun et de poudre blanche. Un monde stromboscopique fragile et en marge, qui n'a plus grand-chose à voir avec le monde romantique fait de "quelques lumières" aperçu par le Che sur le fleuve Amazone.




Pietro Tarallo



Publié dans Zotres

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